CHAPITRE 6
Je n’en voulais plus tant à cette petite crapule quand je m’éveillai. À vrai dire, j’étais extrêmement intrigué. Mais à ce moment le soleil s’était couché et j’avais la supériorité.
Je décidai de tenter une petite expérience. Je me rendis à Paris, en effectuant la traversée très rapidement et par mes propres moyens.
Permettez-moi d’ouvrir ici une digression, ne serait-ce que pour expliquer que ces dernières années j’avais complètement évité Paris et qu’en fait je ne connaissais absolument pas la ville sous son aspect du vingtième siècle. Les raisons en sont sans doute évidentes. J’avais grandement souffert là-bas dans le passé, et je me gardai des visions des immeubles modernes se dressant autour du cimetière du Père-Lachaise ou de la grande roue avec ses ampoules électriques qui tournait dans le jardin des Tuileries. Mais j’avais toujours eu le secret désir de revenir à Paris, c’était bien naturel.
Cette petite expérience me donna du courage et me fournit une parfaite excuse. Cela me détournait de l’inévitable souffrance que m’imposaient mes observations, car j’avais un but. Mais, à quelques instants de mon arrivée, je me rendis compte que j’étais bel et bien à Paris – ce ne pouvait être nulle part ailleurs – et j’étais écrasé de bonheur tandis que j’arpentais les grands boulevards en ne manquant pas de passer à l’emplacement où se dressait jadis le Théâtre des Vampires.
Quelques théâtres de cette période avaient bien survécu jusqu’à l’époque moderne et ils étaient encore là, imposants, surchargés de décorations et attirant encore le public, entourés de tous côtés d’édifices plus modernes.
Je compris en déambulant sur les Champs-Élysées brillamment éclairés – encombrés de petites voitures qui fonçaient à toute allure aussi bien que de milliers de piétons – que Paris n’était pas une ville-musée, comme Venise. Elle était aussi vivante aujourd’hui qu’elle l’avait jamais été au cours des deux derniers siècles. C’était une capitale. C’était encore un endroit où l’on innovait et où on défendait de courageux changements.
Je m’émerveillai devant la splendeur sévère du Centre Georges-Pompidou, qui se dressait si hardiment tout près des vénérables arcs-boutants de Notre-Dame. Oh ! que j’étais content d’être venu.
J’avais une tâche à accomplir, n’est-ce pas ?
Je ne confiai à âme qui vive, mortel ou immortel, que j’étais là. Je n’appelai pas mon avocat parisien bien que ce fût fort incommode. Je préférai me procurer pas mal d’argent en recourant à la bonne vieille méthode qui consistait à me servir dans les rues sombres en puisant dans les poches de deux victimes qui n’étaient que des criminels profondément antipathiques mais bien nantis.
Je me dirigeai alors vers la place Vendôme tapissée de neige où se trouvaient les mêmes palais que de mon temps et, sous le nom de baron Van Kindergarten, je m’installai dans une somptueuse suite au Ritz.
Là, deux nuits durant, j’évitai la ville, baignant dans un luxe et dans un style en tout point digne du Versailles de Marie-Antoinette. J’en avais à vrai dire les larmes aux yeux d’admirer tout autour de moi cette excessive décoration parisienne, les somptueux fauteuils Louis XVI et les charmants panneaux peints sur les murs. Ah ! Paris. Y a-t-il un autre endroit où l’on puisse peindre le bois en doré et qu’il ait encore un air magnifique !
Allongé sur une méridienne tapissée au petit point, je m’installai sans tarder à lire les manuscrits de David, ne m’interrompant que de temps en temps pour marcher de long en large dans le silence du salon et de la chambre, ou pour ouvrir une porte-fenêtre, avec sa poignée ovale incrustée et contempler le jardin de l’hôtel, si formel, si calme et si fier.
Les écrits de David me captivaient. Bientôt, je me sentis plus près de lui que jamais.
De toute évidence, David dans sa jeunesse avait été le parfait homme d’action, ne se retirant dans le royaume des livres que quand ils parlaient d’action, et trouvant toujours son plus grand plaisir dans la chasse. Il avait abattu son premier gibier quand il n’avait que dix ans. On sentait dans ses descriptions de la chasse au grand tigre du Bengale toute l’excitation de la poursuite et les risques aussi qu’il finissait par prendre. S’approchant toujours plus près du fauve avant de faire feu, il avait plus d’une fois manqué être tué.
Il aimait l’Afrique tout autant que l’Inde, chassant les éléphants à une époque où personne n’imaginait que l’espèce risquait d’être en voie d’extinction. Là aussi, il avait été chargé d’innombrables fois par les grands mâles avant de les abattre. Et, en traquant les lions de la plaine du Serengeti, il avait couru des risques analogues.
En fait, il s’était donné beaucoup de mal pour suivre des pistes qui grimpaient à travers les montagnes, pour nager dans des rivières dangereuses, pour poser la main sur la peau rugueuse d’un crocodile, pour surmonter la répugnance instinctive que lui inspiraient les serpents. Il aimait dormir en plein air ; griffonner des notes dans son journal à la lueur des lampes à pétrole ou des chandelles ; ne manger que la viande des animaux qu’il avait tués, même quand il n’y en avait que très peu ; et dépecer sans aide les pièces de gibier qu’il avait abattues.
Ses talents de conteur n’étaient pas aussi remarquables. Il n’était guère patient avec les mots, surtout quand il était jeune. On sentait pourtant dans ce mémoire la chaleur des tropiques ; on entendait le bourdonnement des moustiques. Il semblait inconcevable qu’un pareil personnage eût jamais apprécié l’ambiance hivernale du Manoir Talbot, ni le luxe des maisons-mères de l’ordre, auquel il était maintenant si bien habitué.
Plus d’un gentleman britannique avait connu de pareils choix et s’était résigné à ce qu’il jugeait convenable à sa position et à son âge.
Quant à l’aventure brésilienne, elle aurait aussi bien pu être écrite par un autre homme. Certes, on y retrouvait le même vocabulaire sec et précis, le même appétit du danger, naturellement, mais, avec ce penchant pour le surnaturel, un individu bien plus cérébral et plus habile avait pris la vedette. D’ailleurs, même le vocabulaire avait changé, incorporant une foule de termes surprenants, portugais et africains, pour évoquer des concepts et des sensations physiques que David de toute évidence n’arrivait pas à décrire.
L’essentiel, c’était que le cerveau de David avait acquis ses dons de télépathie à la suite d’une série de rencontres primitives et terrifiantes avec des prêtresses brésiliennes et aussi avec des esprits. Et le corps de David était devenu un simple instrument pour cette force psychique, préparant ainsi la voie à l’érudit qui était apparu les années suivantes.
Dans ces souvenirs brésiliens, il y avait beaucoup de descriptions physiques. On y parlait de petites baraques de bois à la campagne où les adeptes du candomblé se réunissaient, allumant des cierges devant leurs statues en plâtre de saints catholiques et de dieux du candomblé. On y évoquait les tambours et la danse ; les transes inévitables au moment où divers membres du groupe devenaient les hôtes inconscients des esprits et se paraient des attributs de telle ou telle divinité pour de longues périodes dont ils ne gardaient aucun souvenir.
On mettait maintenant l’accent totalement sur l’invisible – sur la perception de l’énergie intérieure et de la lutte avec les forces extérieures. L’aventureux jeune homme qui avait recherché la vérité strictement dans le physique – dans l’odeur de la bête, les sentiers de la jungle, le claquement d’un coup de fusil, la chute de la proie – ce jeune homme-là avait disparu.
Quand David avait quitté Rio de Janeiro, il n’était plus le même. Car même si son récit avait été resserré et amélioré plus tard, et certainement corrigé, il comprenait néanmoins une grande partie du journal qu’il avait tenu à l’époque. À n’en pas douter, il s’était trouvé au bord de la folie au sens conventionnel du terme. Partout où il regardait, il ne voyait plus des rues, des édifices et des gens ; il voyait des esprits, des dieux, des puissances invisibles émanant d’autrui et divers niveaux de résistance spirituelle opposée à tout cela par des humains, tant sur le plan du conscient que de l’inconscient. En fait, s’il ne s’était pas enfoncé dans les jungles de l’Amazonie, s’il ne s’était pas contraint à redevenir le Britannique, chasseur de gros gibier, il aurait pu être à jamais séparé de son univers d’autrefois. Des mois durant, il avait été une créature décharnée et brûlée par le soleil, errant dans Rio en manches de chemise et en pantalon maculé, en quête toujours d’expériences spirituelles plus poussées, sans avoir le moindre contact avec ses compatriotes malgré tous les efforts déployés par ceux-ci. Puis il avait endossé de nouveau sa tenue kaki de chasseur, avait repris ses fusils de chasse, rassemblé pour l’expédition ce que l’Angleterre pouvait fournir de mieux et s’en était allé se remettre en abattant le jaguar tacheté et en dépeçant et en vidant la carcasse de la bête avec son propre couteau.
Corps et âme !
Il n’y avait rien d’incroyable à ce que durant toutes ces années il ne fût jamais revenu à Rio de Janeiro, car si jamais il y était retourné, peut-être aurait-il été incapable d’en repartir.
Manifestement la vie de l’adepte du candomblé n’était pas assez pour lui. Les héros cherchent l’aventure, mais l’aventure elle-même ne les engloutit pas complètement.
Comme cela aiguisa mon affection pour lui de découvrir ces expériences, et combien cela m’attrista de penser que depuis lors il avait passé toute sa vie au Talamasca. Cela ne semblait pas digne de lui, cela ne me semblait pas la meilleure solution pour le rendre heureux, malgré l’insistance avec laquelle il proclamait que c’était ce qu’il avait voulu. Cela ne me paraissait pas du tout ce qu’il lui fallait.
Et, bien sûr, je le plaignais d’autant plus que je le découvrais plus profondément. Je me dis une fois de plus que dans ma ténébreuse jeunesse surnaturelle, je m’étais trouvé des compagnons qui jamais ne pouvaient être de vrais compagnons : Gabrielle, qui n’avait aucun besoin de moi ; Nicolas, qui était devenu fou ; Louis, qui ne pouvait pas me pardonner de l’avoir entraîné dans le royaume des immortels, même si c’était lui-même qui l’avait voulu.
La seule exception avait été Claudia – mon intrépide petite Claudia, compagne de chasse et tueuse de victimes de hasard – vampire par excellence. Et ç’avait été sa force séduisante qui l’avait amenée en fin de compte à se retourner contre son créateur. Oui, elle avait été la seule à être vraiment comme moi. C’était peut-être la raison pour laquelle elle me hantait maintenant.
Il y avait assurément quelque rapport avec mon amour pour David ! et dire que jusqu’alors je ne m’en étais pas aperçu. À quel point je l’aimais ; et quel avait été le vide de mon existence quand Claudia s’était retournée contre moi et avait cessé d’être ma compagne.
Ces manuscrits éclairaient plus pleinement un autre point encore. David était celui-là même qui refusait le Don ténébreux et le seul à le refuser jusqu’au bout. Cet homme vraiment ne redoutait rien. Il n’aimait pas la mort, mais elle ne lui faisait pas peur. Il ne l’avait jamais crainte.
Je n’étais pas venu à Paris seulement pour lire ces souvenirs. J’avais un autre but en tête. Je quittai l’isolement béni et hors du temps de l’hôtel et je me mis à déambuler dans la ville, lentement, et visible.
Place de la Madeleine, je m’achetai de belles toilettes, dont un costume croisé bleu marine en cachemire. Ensuite je passai des heures sur la rive gauche, à visiter ses cafés animés et accueillants, tout en pensant à l’histoire que racontait David de Dieu et du diable et en me demandant ce qu’au nom du ciel il avait vraiment vu. Bien sûr, Paris serait l’endroit rêvé pour une rencontre entre Dieu et le diable, mais…
Je voyageai quelque temps dans le métro, étudiant les autres voyageurs, essayant de déterminer ce que les Parisiens avaient de si différent. Était-ce leur vivacité, leur énergie ? La façon dont ils hésitaient de se regarder ? Je n’arrivais pas à le déterminer. Mais ils étaient très différents des Américains – partout je m’en étais rendu compte – et je m’aperçus que je les comprenais. Je les trouvais sympathiques.
Que Paris fût une ville aussi riche, aussi pleine de somptueux manteaux de fourrure, de magnifiques bijoux et de boutiques innombrables me confondait quelque peu. La ville me semblait plus somptueuse que les cités américaines. Peut-être de mon temps ne m’avait-elle pas paru moins riche, avec ses carrosses de verre et ses dames et ses gentilshommes en perruque poudrée. Les pauvres étaient là aussi, partout, on les trouvait même mourant dans les rues. Voilà qu’aujourd’hui je ne voyais que les riches et, par moments, la ville tout entière avec ses millions d’automobiles, ses hôtels particuliers, ses palaces et ses résidences innombrables me semblait presque incroyable.
Évidemment, je chassai. Je devais bien me nourrir.
Au crépuscule du soir suivant, j’étais au dernier étage du Centre Pompidou sous un ciel d’un violet aussi pur que celui de ma chère Nouvelle-Orléans. Je regardais les lumières de la vaste capitale s’allumer une à une. Je contemplais la lointaine tour Eiffel dont la silhouette se dressait si nette dans la divine pénombre.
Ah ! Paris, je savais que j’y reviendrais, oh, oui ! et bientôt. Un de ces prochains soirs, j’installerais ma tanière dans l’île Saint-Louis, que j’avais toujours adorée. Au diable les grands immeubles de l’avenue Foch. Je retrouverais le bâtiment où jadis Gabrielle et moi avions pratiqué ensemble la magie des ténèbres, la mère guidant son fils afin qu’il fasse d’elle sa fille, et la libère de la vie mortelle.
J’allais ramener Louis avec moi.
— Louis qui avait tant aimé cette ville avant de perdre Claudia. Oui, il fallait l’inciter à l’aimer de nouveau.
En attendant, j’irais lentement à pied jusqu’au Café de la Paix, et jusqu’au grand hôtel où Louis et Claudia avaient habité durant cette année tragique du règne de Napoléon III ; et je resterais assis là avec mon verre de vin intact, me forçant à songer calmement à tout cela – et à me dire que c’était le passé.
Allons, de toute évidence, mon épreuve dans le désert m’avait redonné des forces. Et j’étais prêt à toute éventualité…
Voilà qu’enfin aux premières heures du petit matin, alors que je commençais à sombrer dans la mélancolie, que je m’affligeais quelque peu devant les vieux immeubles croulants des années 1780, que la brume flottait au-dessus du fleuve à demi pris par les glaces et que je me penchais par-dessus la haute balustrade de pierre de la berge tout près du pont menant à l’île de la Cité, voilà que j’aperçus mon homme.
Vint d’abord cette sensation, et cette fois je la reconnus d’emblée pour ce qu’elle était. Je l’étudiai au moment même où elle se produisait en moi : cette impression d’être un peu désorienté que je m’accordais sans jamais perdre tout contrôle ; de douces et délicieuses vibrations ; et puis ce serrement profond qui s’attaquait à mon corps tout entier – mains, doigts de pieds, bras, jambes, torse – comme auparavant. Oui, on aurait dit que mon corps entier, tout en conservant ses proportions, devenait de plus en plus petit et qu’on me forçait à quitter cette forme qui s’amenuisait ! À l’instant même où il me semblait pratiquement impossible de rester dans mon enveloppe corporelle, ma tête s’éclaircit et les sensations cessèrent.
C’était exactement ce qui m’était arrivé à deux reprises déjà. Je restai sur le pont à réfléchir à tout cela en essayant de m’en rappeler tous les détails.
J’aperçus alors une petite voiture délabrée qui s’arrêtait de l’autre côté du fleuve et voilà qu’en descendait le jeune homme aux cheveux bruns, toujours aussi maladroit, déployant d’un mouvement hésitant sa haute stature et me fixant de ses yeux brillant d’extase.
Il avait laissé tourner le moteur de sa petite machine. Je sentais comme auparavant l’odeur de sa peur. Il savait bien sûr que je l’avais vu, on ne pouvait en douter. J’étais ici depuis deux bonnes heures, à attendre qu’il me retrouve et j’imagine qu’il en était conscient.
Il finit par rassembler son courage et par traverser le pont dans le brouillard, imposante silhouette drapée dans un long manteau, avec une écharpe blanche autour du cou, moitié marchant, moitié courant, pour venir s’arrêter à quelques pas de moi qui, accoudé au parapet le dévisageais froidement. Il me lança encore une petite enveloppe. Je le saisis par la main.
« Pas de précipitation, monsieur de Lioncourt ! » murmura-t-il dans un souffle désespéré. Un accent britannique, de la haute société, ressemblant beaucoup à celui de David, et il avait prononcé presque à la perfection les syllabes françaises. Pour un peu, il serait mort de terreur.
« Qui diable êtes-vous ? interrogeai-je.
— J’ai une proposition à vous faire ! Vous seriez stupide de ne pas écouter. C’est quelque chose qui vous tentera beaucoup. Nul autre en ce monde ne peut vous l’offrir, soyez-en assuré ! »
Je le lâchai et il recula aussitôt, trébuchant presque dans sa hâte, une main tendue pour agripper le parapet de pierre. Qu’y avait-il donc dans les gestes de cet homme ? Il avait une forte stature, mais il évoluait comme s’il était une frêle créature hésitante. Je n’y comprenais rien.
« Expliquez-moi tout de suite cette proposition ! » dis-je ; et je sentis son cœur s’arrêter de battre dans sa large poitrine.
« Non, dit-il. Mais il faudra que nous en discutions très bientôt. » Quelle voix cultivée, raffinée.
Bien trop raffinée pour les grands yeux bruns au regard vitreux et pour ce jeune visage lisse et robuste. Était-ce quelque plante de serre qui se serait développée dans des proportions prodigieuses en compagnie de gens plus vieux, sans jamais avoir vu quelqu’un de son âge ?
« Pas de précipitation ! » cria-t-il encore, et il s’en alla en courant, trébuchant, puis se rattrapant, son grand corps maladroit s’introduisant enfin, non sans mal, dans la petite voiture qui démarra sur la neige verglacée.
Il allait si vite, quand il disparut sur le boulevard Saint-Germain, que je crus qu’il allait avoir un accident et se tuer.
Je regardai l’enveloppe. Encore une de ces maudites nouvelles, sans doute. Je l’ouvris d’une main rageuse, me disant que je n’aurais peut-être pas dû le laisser partir, et savourant en même temps ce petit jeu et même mon indignation devant son habileté et son talent à retrouver ma trace.
Je vis qu’en fait il s’agissait de la cassette d’un film récent, qui avait pour titre Vice versa. Au nom du ciel, qu’est-ce que… ? Je la retournai et je jetai un coup d’œil à l’étiquette. Un film comique.
Je rentrai à l’hôtel. Il y avait un autre paquet qui m’attendait à la réception. Une autre cassette vidéo. Solo pour deux, c’était le titre, et là encore la description que je lus au dos de l’étui de matière plastique me donna une idée assez claire de ce dont il s’agissait.
Je regagnai ma suite. Pas de magnétoscope ! pas même au Ritz. J’appelai David, bien que ce fût maintenant presque l’aube.
« Voudriez-vous venir à Paris ? Je prendrai toutes les dispositions pour vous. Rendez-vous pour dîner, demain à huit heures dans la salle à manger en bas. »
Cette fois je téléphonai à mon agent mortel, le tirant du lit et lui donnant pour instructions de s’occuper du billet de David, d’une limousine, d’une suite et de tout ce dont il pourrait avoir besoin. Il devrait y avoir de l’argent liquide à la disposition de David ; des fleurs ; et du champagne frappé. Puis je sortis pour trouver un endroit sûr où dormir.
Mais une heure plus tard, debout dans la cave humide et sombre d’une vieille maison abandonnée, je me demandai si ce salopard de mortel ne pouvait pas me voir même maintenant, s’il ne savait pas où je dormais dans la journée et s’il ne risquait pas de surgir en m’amenant le soleil, comme un pauvre chasseur de vampires dans un mauvais film, sans aucun respect pour le surnaturel.
Je m’enterrai profondément sous la cave. Nul mortel n’aurait pu me trouver là. Et même dans mon sommeil, s’il m’avait découvert, j’aurais pu l’étrangler sans jamais m’en rendre compte.
« Alors, dis-je à David, qu’est-ce que tout ça signifie ? » La salle à manger était décorée avec un goût exquis et à moitié vide. J’étais assis là à la lueur des bougies, en veste de smoking et chemise empesée, les bras croisés, savourant le fait qu’il me suffisait maintenant de mes lunettes au verre d’un violet pâle pour dissimuler mon regard. Je distinguais parfaitement les tentures de tapisserie et le jardin noyé d’ombre derrière les fenêtres.
David cependant dînait de bon appétit. Il était absolument ravi de ce voyage à Paris, il adorait sa suite qui donnait sur la place Vendôme, avec ses tentures de velours et les dorures du mobilier, et il avait passé tout l’après-midi au Louvre.
« Allons, vous voyez quand même bien le thème, non ? répondit-il.
— Je n’en suis pas sûr, répondis-je. Évidemment, je perçois bien des éléments communs, mais ces petits récits sont tous différents.
— Comment cela ?
— Eh bien, dans la nouvelle de Lovecraft, Asenath, cette femme diabolique, échange son corps avec celui de son mari. Elle parcourt la ville en utilisant l’enveloppe masculine de ce dernier, tandis que lui est coincé à la maison dans son corps à elle, malheureux et désemparé. J’ai trouvé en fait que c’était à se tordre. C’est d’une merveilleuse habileté, et Asenath évidemment n’est pas Asenath, si je me souviens bien, mais son propre père qui a fait un échange de corps avec sa fille. Et puis tout cela devient très Lovecraft, avec une profusion d’abominables démons à demi humains et des choses comme ça.
— Ce peut être la partie qui n’a rien à voir. Et le récit égyptien ?
— Radicalement différent. Le mort dont le corps tombe en poussière mais qui est encore en vie, vous savez…
— Oui, mais l’histoire ?
— Eh bien, l’âme de la momie parvient à s’emparer du corps de l’archéologue et lui, le pauvre diable, se retrouve dans le corps décomposé de la momie…
— Ah oui ?
— Bonté divine, je vois ce que vous voulez dire. Et puis le film Vice versa. Il s’agit de l’âme d’un jeune garçon et de l’âme d’un homme qui échangent leurs corps ! Et ça fait une effroyable pagaille jusqu’à ce qu’ils parviennent à refaire l’échange. Et le film Solo pour deux est aussi une histoire d’échange de corps. Vous avez parfaitement raison. Les quatre récits ont tous le même sujet.
— Exactement.
— Bon sang, David ! Tout s’éclaire ! Je ne sais pas pourquoi je n’avais pas compris. Mais…
— Cet homme cherche à vous faire croire qu’il sait quelque chose à propos de ces échanges de corps. Il cherche à vous attirer en vous laissant croire qu’une chose pareille est faisable.
— Bonté divine. Bien sûr. Ça explique tout, la façon dont il se déplace, dont il marche, dont il court.
— Quoi ? »
Je restai là, abasourdi, revoyant le petit monstre avant de répondre, évoquant dans mon esprit toutes les images de lui, sous tous les angles possibles, que me fournissait ma mémoire. Mais oui, même à Venise, il y avait chez lui cette évidente gaucherie.
« David, il peut le faire.
— Lestat, n’allez pas aboutir prématurément à une conclusion aussi folle ! Il s’imagine peut-être qu’il en est capable. Il a peut-être envie d’essayer. Peut-être vit-il totalement dans un monde d’illusions…
— Non. C’est ça, sa proposition, David, la proposition dont il affirme que j’aurais envie de l’entendre ! Il peut changer de corps avec les gens…
— Lestat, vous n’allez tout de même pas croire…
— David, c’est ce qui cloche chez lui ! J’essaie de comprendre depuis que je l’ai vu sur la plage de Miami. Ce n’est pas son corps à lui ! C’est pour ça qu’il ne peut pas en utiliser la musculature ni… ni la taille. C’est pour ça qu’il manque tomber quand il court. Il n’arrive pas à contrôler ces longues jambes puissantes. Bon sang, cet homme est dans le corps de quelqu’un d’autre. Et la voix, David, je vous ai parlé de sa voix. Ce n’est pas la voix d’un jeune homme. Ah, ça explique tout ! Et vous savez ce que je pense ? Je pense qu’il a choisi ce corps-là parce que je le remarquerais. Et je vais vous dire autre chose. Il a déjà essayé de faire cet échange avec moi et ça a échoué. »
J’étais incapable de continuer. J’étais trop abasourdi par cette possibilité.
« Qu’entendez-vous par : il a déjà essayé ? »
Je décrivis les sensations étranges – les vibrations, le resserrement, l’impression que littéralement on me forçait à sortir de mon enveloppe physique.
Il ne répondit rien à ce que je venais de dire, mais je voyais bien l’effet que mon affirmation avait sur lui. Il était assis là, immobile, les yeux plissés, la main droite à demi fermée et reposant auprès de son assiette.
« C’était une attaque contre moi, n’est-ce pas ? Il a cherché à me faire quitter mon corps ! Peut-être afin de pouvoir y pénétrer. Et naturellement il n’y est pas parvenu. Mais pourquoi prendrait-il le risque de m’offenser mortellement par une telle tentative ?
— Vous a-t-il mortellement offensé ? demanda David.
— Non, il m’a simplement rendu d’autant plus curieux, puissamment curieux !
— Eh bien, voilà votre réponse ! Je crois qu’il vous connaît trop bien.
— Comment ? » J’entendais ce qu’il disait mais pour l’instant je ne pouvais pas répondre. Je me laissais aller à l’évocation de ces sensations. C’était une impression si forte. « Oh ! vous ne comprenez donc pas ce qu’il fait ? Il me suggère qu’il peut échanger son corps avec moi. Il m’offre cette belle et jeune enveloppe mortelle.
— Oui, dit David froidement, je crois que vous avez raison.
— Pourquoi sinon resterait-il dans ce corps-là ? dis-je. Il y est manifestement très mal à l’aise. Il a envie de changer. Il affirme qu’il en est capable ! C’est pourquoi il a pris ce risque. Il doit savoir que ce serait facile pour moi de le tuer, de l’écraser comme une petite punaise. Je ne le trouve même pas plaisant – je parle de ses manières. Le corps est excellent. Bon, mais c’est ça. Il est capable de le faire, David, il sait comment s’y prendre.
— N’y pensez plus ! Vous ne pouvez pas en faire l’expérience.
— Comment ? Pourquoi pas ? Vous me dites que ça n’est pas faisable ? Dans toutes ces archives, vous n’avez aucune trace… ? David, je sais qu’il l’a fait. Il n’arrive simplement pas à m’y forcer. Mais il a fait l’échange avec un autre mortel, ça, j’en suis convaincu.
— Lestat, quand ce phénomène se produit, nous appelons cela de la possession. C’est un accident psychique ! L’âme d’une personne morte s’empare d’un corps vivant ; c’est un esprit qui possède un être humain ; il faut le persuader de partir. Vous ne trouvez pas de gens vivants qui le fassent délibérément et d’un commun accord. Non, je ne pense vraiment pas que ce soit possible. Je ne crois pas que nous ayons trace de pareille chose ! Je… » Il s’interrompit, de toute évidence en proie au doute.
« Vous savez que vous connaissez des cas de ce genre, dis-je. Vous devez en connaître.
— Lestat, c’est très dangereux, trop dangereux pour faire la moindre tentative.
— Écoutez, si ça peut arriver accidentellement, ça peut arriver de cette façon aussi. Si une âme morte peut le faire, pourquoi pas une âme vivante ? Je sais que cela veut dire voyager hors de mon corps. C’est une chose que vous savez faire : vous l’avez appris au Brésil. Vous l’avez décrit avec force détails. Il y a beaucoup, beaucoup d’êtres humains qui connaissent cette pratique. Voyons, ça faisait partie des religions antiques. Il n’est pas inconcevable qu’on puisse revenir dans un autre corps et s’y cramponner pendant que l’autre âme s’efforce en vain d’en reprendre possession.
— Quelle horrible pensée. »
Je lui parlai de nouveau des sensations que j’avais éprouvées et je lui dis combien elles étaient fortes. « David, c’est très possible qu’il ait volé ce corps !
— Oh, quelle charmante idée. »
Je me souvenais encore une fois de cette impression d’écrasement, de cette sensation terrible et étrangement agréable qu’on était en train de me presser pour me faire sortir par le haut de ma tête comme la pommade d’un tube. Comme ç’avait été une sensation forte ! Enfin, s’il pouvait me faire prouver cela, il était sûrement capable d’amener un mortel à sortir de lui-même, surtout si ce mortel n’avait pas la moindre idée de ce qu’on était en train de lui faire.
« Calmez-vous, Lestat », fit David, un peu écœuré. Il reposa sa fourchette au bord de son assiette à moitié vide. « Réfléchissez bien. Peut-être pourrait-on procéder à un tel échange pour quelques minutes. Mais s’ancrer dans le nouveau corps, rester à l’intérieur et être fonctionnel jour après jour ? Non. Cela voudrait dire être fonctionnel quand vous dormez aussi bien que quand vous êtes éveillé. Vous parlez de quelque chose de radicalement différent et de manifestement dangereux. Vous ne pouvez pas faire ce genre d’expérience. Et si ça marchait ?
— Tout est là. Si ça marche, alors je peux m’introduire dans ce corps. » Je restai silencieux. Je pouvais à peine l’exprimer, puis je me lançai. J’avouai. « David, je peux devenir un mortel. »
Cela me coupa le souffle. Un moment de silence passa tandis que nous nous dévisagions. Cette vague terreur que je lisais dans son regard ne faisait rien pour apaiser mon excitation.
« Je saurais comment utiliser ce corps, dis-je dans un souffle. Je saurais me servir de ces muscles et de ces longues jambes. Oh ! oui, il a choisi ce corps-là parce qu’il savait que je considérerais cela comme une possibilité, une vraie possibilité…
— Lestat, vous ne pouvez pas poursuivre dans cette direction ! Il parle d’échange, de troc ! Vous ne pouvez pas laisser cet individu suspect avoir votre corps en retour ! C’est une idée monstrueuse. Il suffit de vous imaginer vous à l’intérieur de ce corps ! »
Je tombai dans une stupeur muette.
« Écoutez, dit-il, essayant d’accaparer mon attention. Pardonnez-moi de parler comme le Supérieur Général d’un ordre religieux, c’est une chose que vous ne pouvez tout bonnement pas faire ! Tout d’abord, où donc a-t-il trouvé ce corps ? Et si, en fait, il l’avait bel et bien volé ? Aucun beau jeune homme assurément ne l’a cédé de bon cœur sans le moindre regret ! Ce garçon est une créature sinistre et il faut le tenir pour telle. Vous ne pouvez pas lui confier un corps aussi puissant que le vôtre. »
J’entendais tout cela, je le comprenais, mais je n’arrivais pas à l’assimiler. « Songez un peu, David, dis-je, sachant que j’avais l’air d’un fou et que j’étais à peine cohérent. David, redevenir mortel.
— Pourriez-vous, je vous prie, avoir la bonté de vous réveiller et de me prêter attention ! Il ne s’agit pas d’un sujet de bande dessinée ni d’une histoire fantastique à la Lovecraft. » Il s’essuya la bouche avec sa serviette et avala nerveusement une gorgée de vin, puis tendit la main à travers la table et me saisit le poignet.
J’aurais dû le laisser faire. Mais je ne cédai pas et il comprit dans la seconde qu’il ne pourrait pas plus bouger mon poignet de la table qu’ébranler celui d’une statue de granit.
« Écoutez-moi bien ! déclara-t-il. Vous ne pouvez pas jouer avec ça. Vous ne pouvez pas prendre le risque que ça marche et que cet individu, quel qu’il puisse être, soit en possession de votre force. »
Je secouai la tête. « Je sais ce que vous êtes en train de dire mais, David, réfléchissez-y. Il faut que je lui parle ! Il faut que je le trouve et que je découvre si c’est faisable. Lui-même est sans importance. C’est la méthode qui compte. La chose est-elle faisable ?
— Lestat, je vous en supplie. N’explorez pas plus avant. Vous allez faire encore une épouvantable erreur !
— Que voulez-vous dire ? » C’était si difficile de prêter attention à ce qu’il disait. Où était donc maintenant ce rusé démon ? Je pensais à ses yeux, à la beauté qu’ils prendraient si ce n’était plus lui qui regardait à travers eux. Oui, c’était un corps superbe pour ce genre d’expérience ! Où donc l’avait-il trouvé ? Il fallait que je le sache.
« David, maintenant, je m’en vais.
— Non, il n’en est pas question ! Restez où vous êtes ou bien, Dieu me pardonne, je vais lancer sur vos traces une légion de kobolds, tous les abominables petits esprits avec lesquels j’ai eu commerce à Rio de Janeiro ! Maintenant, écoutez-moi.
— Parlez plus bas, dis-je en riant. On va nous jeter à la porte du Ritz.
— Très bien, nous allons conclure un marché. Je vais rentrer à Londres et pianoter sur l’ordinateur. Je vais dénicher tous les cas d’échange de corps qu’il y a dans nos archives. Qui sait ce que nous allons découvrir ? Lestat, peut-être qu’il est dans ce corps qui est en train de se désintégrer autour de lui, et peut-être n’arrive-t-il pas à en sortir ni à en arrêter le dépérissement. Avez-vous pensé à cela ? »
Je secouai la tête. « Il ne dépérit pas. J’aurais perçu l’odeur. Il n’y a rien qui cloche dans ce corps-là.
— Sauf peut-être qu’il l’a volé à son légitime propriétaire, que cette malheureuse âme se débat dans son corps à lui et que nous n’avons pas la moindre idée de l’aspect que peut avoir cette enveloppe mortelle.
— Calmez-vous, David, je vous en prie. Retournez à Londres et consultez les archives, comme vous l’avez proposé. Moi, je m’en vais retrouver ce petit salopard. Je m’en vais écouter ce qu’il a à dire. Ne vous inquiétez pas ! Je ne tenterai pas l’expérience sans vous consulter. Et, si je prends la décision…
— Vous ne déciderez rien ! Pas avant de m’avoir parlé.
— Entendu.
— C’est promis ?
— Sur mon honneur de meurtrier assoiffé de sang, oui.
— Je veux un numéro de téléphone à La Nouvelle-Orléans. »
Je le dévisageai longuement. « D’accord. Je n’ai encore jamais fait cela. Mais le voici. » Je lui donnai le numéro de téléphone de mon appartement en terrasse du Quartier Français. « Vous ne l’écrivez pas ?
— Je l’ai appris par cœur.
— Alors, adieu ! »
Je me levai de table, m’efforçant dans mon excitation d’évoluer comme un humain. Ah ! évoluer comme un humain. Songez un peu, être à l’intérieur d’un corps d’humain. Voir le soleil, le voir vraiment, une petite boule flamboyant dans un ciel bleu ! « Oh, David, j’allais oublier, tout est réglé ici. Appelez mon homme d’affaires. Il s’occupera de votre billet d’avion…
— Voilà qui m’importe peu, Lestat. Écoutez-moi. Fixons un rendez-vous maintenant pour que vous veniez me parler de tout cela ! Si jamais vous osez disparaître, jamais plus je…
Je restai planté là et le regardai en souriant. Je devinais que je le tenais sous mon charme. Bien sûr, il ne me menacerait pas de ne plus jamais me parler. Comme c’était absurde. « D’épouvantables erreurs, dis-je, incapable de maîtriser mon sourire. C’est vrai, cela m’arrive, n’est-ce pas ?
— Que vous feront-ils… les autres ? Votre cher Marius, les anciens, si vous faites une chose pareille ?
— Ils pourraient bien vous surprendre, David. Peut-être que tout ce qu’ils veulent, c’est de redevenir humain. Peut-être est-ce ce que nous souhaitons tous. Une seconde chance. » Je pensai à Louis dans sa maison de La Nouvelle-Orléans. Seigneur Dieu, qu’est-ce que penserait Louis quand je lui raconterais tout cela ?
David marmonna quelque chose, furieux et impatient, et pourtant son visage exprimait affection et inquiétude.
Je lui envoyai un petit baiser et je disparus.
Il s’était écoulé à peine une heure quand je compris que je ne pourrais pas retrouver le rusé démon. S’il était à Paris, il était à tel point masqué que je ne pourrais pas percevoir la plus faible trace de sa présence. Et nulle part je ne trouvai une image de lui dans l’esprit de quelqu’un d’autre.
Cela ne signifiait pas qu’il n’était pas à Paris. La télépathie, c’est tout ou rien ; et Paris était une ville immense, grouillant de citoyens de tous les pays du monde.
Je finis par revenir à l’hôtel, où j’appris que David était déjà parti en me laissant tous ses divers numéros de fax, d’ordinateur et de téléphone.
« S’il vous plaît, contactez-moi demain soir, avait-il écrit. À ce moment-là j’aurai des informations pour vous. »
Je montai me préparer au voyage de retour. Je ne pouvais pas attendre de revoir ce mortel lunatique. Et Louis – il fallait que j’explique tout cela à Louis. Bien sûr, il ne croirait pas que ce fût possible, ce serait la première chose qu’il dirait. Mais il comprendrait combien cela pouvait me séduire. Oh ! oui, il comprendrait.
Je n’étais pas depuis une minute dans la chambre, en essayant de décider s’il y avait quoi que ce fût ici que j’avais besoin d’emporter avec moi – ah ! oui, les manuscrits de David – quand j’aperçus une enveloppe ordinaire posée sur la table de chevet. Elle était appuyée contre un grand vase de fleurs. On pouvait lire sur l’enveloppe « Comte Van Kindergarten » tracé d’une écriture ferme et plutôt masculine.
Dès l’instant où je la vis, je compris que c’était un billet de lui. Le message à l’intérieur était manuscrit, de la même écriture ferme et appuyée.
Pas de précipitation. Et n’écoutez pas non plus votre idiot d’ami du Talamasca. Je vous verrai à la Nouvelle-Orléans demain soir. Ne me décevez pas. Jackson Square. Nous conviendrons alors d’un rendez-vous pour faire un peu d’alchimie tous les deux. Je crois que vous comprenez maintenant quel est l’enjeu.
Sincèrement vôtre.
Raglan James.
« Raglan James », murmurai-je tout haut. Raglan James. Je n’aimais pas le nom. Le nom lui ressemblait. J’appelai le concierge.
« Ce système de fax qu’on vient d’inventer, dis-je en français, vous en avez un ici ? Expliquez-moi ce que c’est, s’il vous plaît. »
C’était bien ce que je pensais : on pouvait par une ligne téléphonique envoyer un fac-similé de ce petit billet depuis le bureau de l’hôtel jusqu’à la machine que David avait à Londres. David alors aurait non seulement cette information, il aurait aussi l’écriture, si cela pouvait lui être utile.
Je m’arrangeai pour que cela fût fait, je rassemblai les manuscrits, m’arrêtai à la réception avec le message de Raglan James, je le fis faxer, je le repris, puis je me rendis à Notre-Dame faire mes adieux à Paris avec une petite prière. J’étais fou. Complètement fou. Quand avais-je jamais connu un aussi pur bonheur ! J’étais là, dans la pénombre de la cathédrale, fermée maintenant à cause de l’heure, et je pensai à la première fois où j’y avais jamais pénétré voilà tant, tant de décennies. Il n’y avait pas alors de grand parvis devant les portes de l’église, seule la petite place de Grève l’entourait de constructions de guingois ; il n’y avait pas non plus à Paris de ces grands boulevards comme il y en a maintenant, rien que de larges rues non pavées que nous trouvions si imposantes.
Je songeai à tous ces ciels bleus et à ce que ç’avait été d’avoir faim, vraiment faim de pain et de viande et de s’enivrer de bon vin. Je songeai à Nicolas, mon ami mortel, que j’avais tant aimé, et je me rappelai comme il faisait froid dans notre petite mansarde. Nicki et moi discutant, tout comme David et moi l’avions fait ! Oh ! oui.
Ma grande et longue existence, semblait-il, était depuis ces jours-là un cauchemar, un immense cauchemar peuplé de géants, de monstres et d’horribles masques recouvrant le visage de créatures qui me menaçaient dans les ténèbres éternelles. Je tremblais. Je sanglotais. Être humain, me disais-je. Être de nouveau humain. Je crois que je prononçai même les mots tout haut.
Soudain un brusque rire étouffé me fit sursauter. C’était un enfant quelque part dans l’obscurité, une petite fille.
Je me retournai. J’étais presque certain de pouvoir la distinguer : une petite forme grise remontant précipitamment l’autre travée vers une chapelle du bas-côté, puis disparaissant. C’était à peine si j’avais pu entendre ses pas. Assurément, j’avais dû me tromper. Pas d’odeur, pas de vraie présence. Rien qu’une illusion. Je criai néanmoins : « Claudia ! » Et ma voix me revint en une multitude d’échos. Bien sûr, il n’y avait personne.
Je pensai aux paroles de David. « Vous allez commettre encore une épouvantable erreur ! »
Oui, j’avais fait d’épouvantables erreurs. Comment pourrais-je le nier ? Des erreurs terribles, vraiment terribles. Je retrouvai l’ambiance de mes rêves récents, mais elle ne se concrétisait pas, et il ne me restait plus qu’une impression évanescente de me trouver avec elle. Une histoire de lampe à huile, et elle qui riait de moi.
Je repensai à son exécution : le conduit d’aération aux parois de briques, le soleil qui approchait, et elle, toute petite ; puis le souvenir de mes souffrances dans le désert de Gobi vint se mêler à cette évocation et je ne pus la supporter davantage. Je m’aperçus que j’avais croisé les bras et que je tremblais, mon corps raidi comme s’il était traversé par une décharge électrique. Ah ! certainement elle n’avait pas souffert. Ç’avait dû être instantané pour une si petite et si tendre créature. La poussière retournant en poussière…
C’était de l’angoisse pure. Ce n’était pas de ces temps-là que je voulais garder le souvenir, même si je m’étais attardé tout à l’heure au Café de la Paix, même si j’avais cru être devenu si fort. C’était mon Paris d’avant le Théâtre des Vampires, quand j’étais innocent et vivant.
Je restai encore un peu dans le noir, me contentant de regarder les grands arcs se ramifiant au-dessus de ma tête. Quel magnifique et majestueux sanctuaire c’était – même aujourd’hui avec les pétarades et le vacarme des automobiles derrière les murs. C’était comme une forêt de pierre.
Je lui envoyai un baiser comme je l’avais fait à David. Et je partis pour entamer le long voyage de retour.